Accueil> Toutes nos actualités>Asie du Sud-Est : dans les eaux troubles de la pêche illégale Asie du Sud-Est : dans les eaux troubles de la pêche illégale Retour vers « les actualités » Article publié le 07/11/2025 Pendant 9 mois, la photojournaliste Nicole Tung a suivi les traces de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) et en a documenté les conséquences humaines et environnementales en Thaïlande, en Indonésie et aux Philippines. Loin de ses terrains habituels de reportage de guerre, elle met en lumière un autre front, où les dynamiques de violence, d’exploitation et d’opacité se croisent. Dans les filets, la pêche illégale est le témoignage d'une industrie qui pille l’Océan, érode la biodiversité et menace la sécurité alimentaire, tandis que le crime organisé en fait son terreau. SOUS LA LENTILLE DE NICOLE TUNG Née en 1986 à Hong Kong et diplômée en histoire et journalisme à l’Université de New York, Nicole Tung a couvert pendant plus de 15 ans des conflits majeurs. De la guerre civile en Syrie à l’invasion de l’Ukraine, en passant par les séismes en Turquie et en Syrie, elle a su capturer ces instants avec sensibilité et humanisme. Jusqu’alors, la plupart de ses reportages étaient ancrés dans l’actualité des crises humanitaires et des ruptures géopolitiques. Avec cette enquête sur la pêche INN, la lauréate de la 15ème édition du Prix Carmignac du photojournalisme, fait dialoguer récit social et crise écologique. Une problématique trop peu abordée mais loin d’être marginale, la pêche INN est en effet le troisième crime lié aux ressources naturelles le plus lucratif, après l’abattage illégal de bois et le trafic minier (EJF). © Chris McGrath UNE RÉGION SOUS TENSION La mer de Chine méridionale, le Golf de Thaïlande et la mer des Philippines forment l’un des endroits les plus disputés au monde. Cet espace semi fermé de l’Indo-Pacifique recèle de nombreuses ressources : hydrocarbures, stocks halieutiques, et est l’un des plus grands carrefour commercial avec 30% du commerce maritime qui y transite (Assemblée nationale). La Chine, plus grande flotte de pêche du monde avec 564 000 navires (FAO), applique dans cette zone une politique d'appropriation progressive, en consolidant sa présence par une flotte industrielle et des installations militaires sur des îles artificielles, construites sur des récifs coralliens. D’autres pays riverains revendiquent également ces zones maritimes, comme le Vietnam, les Philippines ou l’Indonésie. Ces multiples différends maritimes rendent la situation d’autant plus complexe et conflictuelle. On observe fréquemment des confrontations entre garde-côtes, pêcheurs et marines nationales dans cette région, ouvrant la voie à une intensification de la pêche INN. Cette pratique devient alors un instrument politique pour assouvir la souveraineté des États, en affirmant leur présence et leur propres règles. La surveillance de ces espaces est aussi fragmentée, en raison de l’étendue géographique et de la multiplicité des acteurs impliqués. LA PÊCHE INN : UNE MENACE POUR L’OCÉAN La pêche INN représenterait près de 26 millions de tonnes de poissons soit au moins 15 % des captures mondiales (Gouv). Elle dévaste silencieusement l’Océan alors que 35,5% des stocks de poissons font l’objet de surpêche (FAO). En Asie du Sud-Est, Nicole Tung a immortalisé les victimes de cette exploitation sauvage : requins mutilés pour leurs ailerons, tortues piégées dans des filets, récifs coralliens éventrés par des chaluts... La mer de Chine méridionale englobe une partie du Triangle de Corail, parfois surnommé “l’Amazonie des Mers”, qui abrite plus de 2 000 espèces de poissons et de 75% des espèces de coraux de la planète, cette exploitation met donc en péril un réservoir de biodiversité unique. © Nicole Tung - Oranee Jongkolpath, 30 ans, vétérinaire au Centre thaïlandais de recherche et de développement sur les ressources marines et côtières de la province de Rayong, s’apprête à nettoyer une tortue ayant subi une double amputation à Prasae, en Thaïlande, le samedi 18 janvier 2025. PLONGÉE DANS LE SHARK FINNING L’Indonésie figure parmi les plus grands pays pêcheurs de requins au monde (FAO). Elle exporte une large gamme de produits dérivés, comme l'huile de foie, la viande, la peau, les os et même les dents, tous dotés d’une forte valeur marchande. Mais les requins sont surtout prisés pour leurs ailerons, cœur du commerce du shark finning. Cette pratique consiste à capturer les animaux vivants, à couper leurs ailerons et à rejeter leur corps mutilés à la mer, en les laissant mourir d'asphyxie. © Nicole Tung - Diverses espèces de requins, dont certaines sont menacées d’extinction, ont été ramenées à l’aube par des pêcheurs au port de Tanjung Luar, le lundi 9 juin 2025, à Lombok Est, en Indonésie. Bien que cette méthode soit considérée comme illégale dans certaines zones, elle reste très répandue en Indonésie, où le contrôle est difficile. Ce dernier s'exerce en effet à plusieurs niveaux : sur les bateaux de pêche étrangers et locaux, auprès des pêcheurs qui prélèvent les ailerons, et enfin lors des opérations de débarquement. La menace est d’autant plus grande que les eaux indonésiennes abritent 218 des 1 250 espèces de requins recensées dans le monde (WWF). Selon le rapport 2024 de l'UICN, la demande mondiale de viande de requin a presque doublé au cours des 20 dernières années. Le commerce des ailerons est particulièrement lucratif, il est négocié dans des valeurs comprises entre 300 et 500 euros le kilo (WWF). On estime que ce sont 100 millions de requins qui sont tués chaque année. Et ce même si plusieurs espèces de requins, dont les requins-marteaux, figurent sur la liste rouge de l'UICN comme étant en danger critique d'extinction, en raison notamment de cette pratique barbare. UNE PRATIQUE QUI AFFAME LE MONDE Avec plus de la 10% de la production mondiale de poisson, l’Asie du Sud-Est est un acteur majeur de la pêche mondiale (OCDE). Selon la FAO, environ 49,4 millions de personnes en Asie travaillent dans la pêche et l'aquaculture. © Nicole Tung - Des membres de la famille de pêcheurs philippins ont placé des appâts sur des lignes de pêche prêtes à être utilisées, à Quezon, Palawan, aux Philippines, le samedi 24 mai 2025. La pêche INN ravage les stocks locaux, prive les petits pêcheurs de leurs revenus essentiels et menace la sécurité alimentaire des populations côtières. En aggravant la surexploitation des ressources marines, elle fragilise un écosystème déjà vulnérable, pourtant crucial au bien-être économique et social des communautés dépendantes. Mais à qui profite le crime ? Alors que la pêche légale peine déjà à répondre à la demande mondiale, la pêche INN prospère toujours, avec un butin évalué entre 10 et 23,5 milliards de dollars par an (FAO). Pour maximiser leurs profits, ces navires exploitent une main-d’œuvre migrante à bas coût et se placent dans un vaste réseau criminel, mêlant falsification de documents, blanchiment d’argent, esclavage en mer, mais aussi trafic de drogue et d’espèces sauvages. L’industrie opaque de la pêche illégale n’épargne aucun continent et met les États sous pression. Les Philippines et la Thaïlande, autrefois sanctionnées par un carton jaune de l’Union européenne pour pêche illégale, ont depuis régularisé leur situation, tandis que le Vietnam fait toujours l’objet d’un carton jaune et que le Cambodge reste sous carton rouge, l’empêchant d’exporter ses produits de la mer vers l’UE. © Nicole Tung - Des pêcheurs indonésiens ont débarqué divers types d'espèces, dont des requins et des poissons-coins, qui sont parmi les espèces les plus menacées, à Tegal, en Indonésie, le vendredi 13 juin 2025. Le photo reportage de Nicole Tung agit comme un électrochoc. En plongeant au cœur des rouages de la pêche INN, il révèle un système tentaculaire où la course effrénée au profit alimente non seulement la destruction des écosystèmes marins, mais aussi l’exploitation humaine et le crime organisé. Plus qu’un simple constat, cette enquête met en lumière l’urgence d’agir face à une économie souterraine qui prospère dans l’ombre, et dont les conséquences dramatiques se répercutent bien au-delà des côtes, jusque dans nos assiettes. Pour mieux comprendre les réalités cachées de l’esclavage en mer et de la pêche INN découvrez notre article. © Nicole Tung - Des pêcheurs philippins déchargent leurs prises de thon jaune, de thon obèse et de marlin bleu, après environ un mois de mer, au port de pêche de General Santos, aux Philippines, le mercredi 21 mai 2025. General Santos est connue comme la capitale philippine du thon et un centre névralgique pour la pêche au thon et l'exportation de ses produits. La ville abrite de nombreuses usines de transformation où le poisson, principalement du thon, est conditionné ou mis en conserve pour être vendu sur le marché philippin et exporté dans le monde entier. Vous avez aimé cet article ? Recevez nos articles tous les mois ainsi que les actualités liées à l'Océan chaque mois dans votre boîte mail, inscrivez-vous à notre newsletter ! Partager cet article: Partager sur FacebookPartager sur TwitterEnvoyer à un amiCopy to clipboard Poursuivez votre lecture Remise du prix de publication de thèse 2025 11.12.2025 Lire la suite Sur les traces des derniers phoques moines : mission en mer Ionienne 19.11.2025 Lire la suite L’Océan et ses services écosystémiques 13.11.2025 Lire la suite Voir toutes les actualités